samedi 8 septembre 2007

QUELQUES ANNEES APRES L'AFFAIRE DREYFUS, L'AFFAIRE ULLMO

EXTRAIT DU LIVRE "UN JEUNE HOMME D'ITALIE".

En 1907, les Toulonnais s’intéressèrent à une autre polémique, bien plus dramatique, qui défraya la chronique et qui divisa la population, encore sous le coup de l’affaire Dreyfus, dix ans auparavant. Un jeune enseigne de vaisseau, Charles-Benjamin Ullmo, Juif comme Dreyfus, fut convaincu de haute trahison et jugé en février 1908. Entré à l’Ecole Navale à seize ans, Ullmo était destiné à une brillante carrière d’officier de la Royale, mais il avait deux passions qui le perdirent : l’opium et une certaine Lison. Une très belle jeune femme, une de celles que l’on appelait à l’époque les « petites alliées », dont il fut éperdument amoureux et pour laquelle il se ruina et se comporta, aux dires de ses accusateurs, d’une manière déshonorante pour son pays. En réalité, il ne divulgua que des secrets qui n’en étaient pas vraiment mais l’honneur des militaires français était chatouilleux en ce temps-là et ne souffrait pas la moindre incartade. C’est sans doute plutôt son comportement qui fut puni que sa trahison. Le 12 juin 1908, sur l’esplanade Saint Roch, à l’emplacement où fut construite plus tard une horrible prison, une foule vindicative et hostile assista à la dégradation du jeune militaire. Antoine Persechino était parmi les badauds et raconta à son ami ce qu’il avait vu.
– Il était entouré de gardes en armes ; un gradé s’est avancé face à lui, lui a intimé l’ordre de faire un pas en avant et lui a arraché tous les boutons de sa veste et les galons, ensuite il lui a demandé de lui remettre son sabre. On n’a pas entendu le reste de ses paroles.
– Tout ce qui brille, remarqua Agostino.
– Oui. Les gens applaudissaient et sifflaient. Certains criaient même des injures.
– C’est tout ? demanda Agostino.
– Non, après les gendarmes l’ont escorté jusqu’à la prison de la rue Baudin sous les huées de la foule.
– Elle est où cette prison ? demanda Agostino qui ne connaissait pas encore Toulon aussi bien qu’Antoine.
– Dans le centre-ville, non loin de la place Puget.
– Le journal dit qu’il a été condamné à la déportation à perpétuité dans une île, l’île du Diable ; c’est en Guyane je crois, dit Agostino.
– Oui, comme Dreyfus. Peut-être que ce n’est pas mérité, dit Antoine, pensif. Mais il était juif…
– Et alors ? C’est grave d’être juif ?
– Va savoir !
Antoine pensait à l’affaire Dreyfus qui s’était produite quelques années auparavant et dont il avait entendu parler. Agostino, quant à lui, fit le rapprochement avec cette stupide rivalité qui opposait les Italiens et les Corses. Français, Italiens, Corses, Juifs, pourquoi ces communautés s’opposaient-elles ? Qu’avaient-elles de si différent et qu’il fallait préserver à tout prix ? Il repensait à ce qu’avait dit Lidia lors de son altercation avec les Corses. En quoi un travailleur français était-il meilleur qu’un travailleur italien ? Un officier de la Royale juif était-il moins loyal qu’un officier de marine corse ? Il découvrait ces étranges rivalités, ces suspicions préalables, ces considérations xénophobes ; tout ça n’existait pas dans son petit village natal. Il en fut sérieusement ébranlé et en fut marqué pour toute sa vie. Il eut même l’impression que sa mère ne comprenait pas davantage ces curieux comportements des habitants des grandes villes, raison pour laquelle elle ne lui prodigua aucun conseil. « Décidément la nature humaine… », se dit-il.

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