mercredi 29 juillet 2009

A NOTRE ARRIERE GRAND-MERE

Réflexions sur la lignée humaine. Optimisme ou pessimisme ? Et si le décalage entre la vitesse de l'évolution culturelle d'Homo sapiens et la vitesse de son évolution biologique pouvait expliquer la situation critique dans laquelle se trouve aujourd'hui l'humanité sur notre petite planète gravement menacée ?

« Lucy in the sky with diamonds ». Le petit magnétophone à piles passait cette chanson des Beatles en boucle, dans ce coin perdu de l’Afar éthiopien, au fin fond de la vallée du fleuve Omo. Un nom prédestiné puisque c’est peut-être en ce lieu que fut inventé il y a un peu plus de deux millions d’années le genre Homo. Une équipe de chercheurs américains, français et éthiopiens, dirigée par Yves Coppens, Donald Johanson et Maurice Taieb, mettait à jour en 1974 cinquante-deux bouts d’os en assez bon état qui permirent de reconstituer le squelette d’un individu vieux d’un peu plus de trois millions d’années, mais qui n’avait probablement qu’une vingtaine d’années au moment de sa mort mystérieuse. De nombreux indices – forme du bassin, gracilité des membres – suggérèrent fortement qu’il s’agissait d’une femelle. C’est volontairement que je n’emploie pas le terme de « femme ». Elle devint célèbre sous le nom de Lucy. Le squelette de la mythique Lucy est exposé à Paris au Musée de l’Homme. Considérée avec tendresse et émotion comme notre arrière-grand-mère, elle a suscité bien des curiosités et de nombreuses études et ouvrages lui furent consacrés.
À quoi ressemblait-elle cette arrière grand-mère africaine ? De petite taille – un mètre environ – légèrement voûtée, ses membres supérieurs étaient proportionnellement un peu plus longs que les nôtres par rapport aux membres inférieurs. La tête n’était pas très volumineuse, son crâne abritait un cerveau qui ne faisait guère plus de quatre cents centimètres cubes comme celui du chimpanzé alors que le nôtre en fait mille cinq cents ; ses mains étaient capables de saisir des objets ou des branches ; elle était bipède comme nous, mais grimpait aussi dans les arbres avec facilité, comme les chimpanzés. Sa démarche était rapide, saccadée, ondulée, un peu chaloupée comme le dit joliment Yves Coppens, son bassin large et court, ses attaches et ses articulations attestent en effet de cette forme particulière de locomotion mi-terrestre mi-arboricole.
En quoi cette petite Lucy est-elle si attachante pour nous, les hommes modernes, au point d’en faire un symbole ? Tout simplement parce qu’elle constitue un repère tangible, un maillon relativement fiable dans la longue chaîne qui a conduit à la lignée humaine. Mais en même temps elle nous déçoit un peu car, justement, elle ne fait pas partie directement de cette lignée humaine, elle n’appartient pas au genre Homo. On la classe, en effet, dans le groupe des Australopithèques. Mais qui sont-ils ?
Les premiers représentants de la lignée humaine identifiés en Afrique de l’Est et du Sud, dans des zones de savane boisée, par des fragments osseux souvent réduits à des morceaux de mandibules, de tibias, de bassins, de crânes, ont donc été regroupés dans le genre des Australopithèques, qui comprend huit espèces, dont la plus ancienne, Australopithécus anamensis, est apparue il y a plus de quatre millions d’années ; la plus récente, Australopithécus robustus, aurait vécu, quant à elle, de moins deux à moins un million d’années. Ce groupe s’est vraisemblablement détaché de la branche des ancêtres communs à l’Homme et au chimpanzé, il y a à peu près huit millions d’années. Donc, tordons le cou à l’idée sottement répandue que l’Homme descendrait du singe. En effet, cet ancêtre commun qui se trouve au nœud qui sépare les deux rameaux n’est ni un homme ni un singe, mais il possède des caractères que l’homme et le singe ont en commun. Il a évolué, depuis le début du Tertiaire, à partir d’une sorte de petit rat qui répond au doux nom de purgatorius et qui est considéré comme le plus lointain ancêtre des primates. Ce petit animal est adapté à la vie arboricole et à la cueillette des fruits dont il se nourrit, grâce à une main possédant un pouce opposable aux autres doigts. Dès lors, l’évolution de la lignée humaine est en marche, les lémuriens, tous les différents groupes de singes et enfin cette fameuse fourche que l’on fait remonter à huit millions d’années et qui marque la grande divergence entre la lignée humaine et celle du chimpanzé. Pourtant, cette divergence, qui nous paraît considérable pour ne pas dire énorme tellement nous nous trouvons différents des singes, est ridiculement légère génétiquement : en effet, quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos gènes sont communs aux deux espèces. L’humain et sa conscience ne proviendraient donc que de ce un pour cent ! Petite cause grands effets !
En ce qui concerne les premiers représentants du genre Homo, leurs restes fossiles ont été découverts dans les mêmes sites Est et Sud africains. Il s’agit d’Homo habilis ; il possède des caractères morphologiques et anatomiques assez proches des Australopithèques, à l’exception de la boîte crânienne qui est nettement plus grande. Lui, est peut-être notre vrai arrière-grand-père ! Cette innovation est considérée par les paléontologistes comme une étape majeure dans le processus d’hominisation. On comprend aisément, en effet, que l’importance du volume crânien est à mettre en relation directe avec le développement d’un cerveau plus gros, notamment dans sa partie frontale qui devient de plus en plus haute, chez Homo erectus d’abord qui succède à Homo habilis et qui maîtrise le feu, puis chez Homo sapiens. C’est dans ce lobe frontal précisément que se trouve localisée l’aire du langage articulé, le centre de commande qui va permettre d’exploiter la position particulière du larynx pour donner aux hommes modernes ce formidable moyen de communication, d’apprentissage, de transmission d’information et donc un avantage décisif au sein des écosystèmes pour maîtriser leur environnement et conquérir la position dominante avec une très grande rapidité.
Des fossiles appartenant à d’autres espèces du genre Homo ont été trouvés en Afrique et hors d’Afrique, comme par exemple en Géorgie pour Homo ergaster. L’énigme de l’Homme de Néanderthal, apparu il y a à peu près cent mille ans, trouvé en Europe et qui cohabita longtemps dans les mêmes sites qu’Homo sapiens, suscite de nombreuses controverses. Malgré un faciès peu engageant, il était, par de nombreux caractères, proche de Cro Magnon auquel on l’oppose souvent et qui est considéré en Europe comme le prototype d’Homo sapiens. Si nous nous entêtons à rechercher notre ancêtre, alors là, pas d’hésitation : c’est bien lui notre arrière-grand-père. Le crâne de l’Homme de Cro-Magnon, datant de trente-cinq mille ans et découvert en Dordogne, aux Eyzies, présente des caractères qui en font indiscutablement un homme moderne : crâne arrondi, bourrelets sus-orbitaires peu prononcés, menton nettement dessiné, de grande taille et plutôt élancé ; les inventeurs de l’ordinateur sont ses descendants. L’Homme de Néanderthal, en revanche, est différent, il rappelle, par certains aspects de son crâne, Homo erectus : ce crâne est assez allongé, les bourrelets sus-orbitaires sont épais, en forme de visière, le menton est fuyant ; mais l’un et l’autre ont des cerveaux volumineux. Cependant, les outils qui les accompagnent sont de styles différents : un peu plus élaborés, un peu plus fins pour Homo sapiens. Homo erectus tardif ou sapiens archaïque, faites vos jeux. Disparus il y a à peu près trente mille ans, les néanderthaliens ont côtoyé l’espèce Homo sapiens, il n’y a pas si longtemps, sur notre bonne vieille Terre.

Pour résumer l’essentiel de l’évolution de la lignée humaine, on peut retenir trois faits remarquables et qui ne sont plus contestés aujourd’hui. D’abord, les deux innovations génétiques fondamentales qui ont conduit à l’émergence de l’Homme moderne : l’acquisition de la bipédie chez des précurseurs des Australopithèques, vers moins huit millions d’années, peut-être même avant ; puis l’acquisition d’une plus grande capacité crânienne et donc d’un cerveau plus performant chez les premiers représentants du genre Homo. Le deuxième fait important de cette évolution de la lignée humaine est le lieu de sa naissance : le berceau africain ne fait plus guère de doute aujourd’hui ; c’est bien là que la lignée humaine a pris son essor dans une population d’ancêtres communs aux Hommes et aux chimpanzés. Enfin, troisième fait incontestable : l’évolution humaine, comme c’est d’ailleurs le cas pour toutes les autres lignées animales, n’est pas linéaire. Pour tenter une analogie botanique assez parlante, on pourrait imaginer deux modèles de plantes pour décrire graphiquement l’évolution. Premier modèle : l’évolution va tout droit ; elle ressemblerait à une plante formée d’une seule tige au bout de laquelle il y aurait une fleur unique : une tulipe par exemple. Les différents stades évolutifs se succèderaient alors dans le temps comme la croissance, continue, de cette tige, pour en arriver finalement au stade le plus évolué : celui de la fleur ou de l’espèce Homo sapiens. Deuxième modèle : l’évolution part dans tous les sens, des rameaux se forment à partir d’une courte tige originelle : cet aspect en buisson rend compte des nombreux essais plus ou moins fructueux et de l’existence de plusieurs groupes spécifiques d’Australopithèques et d’Homo qui ont pu cohabiter sur la planète à certaines périodes. De nombreux restes fossiles, parfaitement bien datés, témoignent d’ailleurs de cette cohabitation. Bien entendu, seule cette évolution buissonnante est compatible avec la logique darwinienne de la sélection naturelle et la composante génétique qui la complète. Elle est, de plus, corroborée par les différents fossiles trouvés, décrits, classés et datés. Pourtant, ce modèle d’évolution trouve quelques détracteurs. On connaît, par exemple, deux espèces d’Australopithèques, Australopithécus robustus et Australopithécus boisei, qui vivaient en Afrique à la même époque et qui présentent des caractères anatomiques très proches : prémolaires et molaires énormes, mâchoires larges, et, par comparaison avec des espèces plus anciennes, des crânes plus volumineux et morphologiquement semblables. Leurs caractéristiques d’espèces sœurs ne font aucun doute. Mais la question est : de quelle espèce sont-elles issues ? Plusieurs hypothèses sont avancées tenant compte du fameux concept d’évolution buissonnante sauf une, récente, selon laquelle Australopithécus robustus serait un hybride entre Australopithécus africanus et Australopithécus boisei qui vécurent à la même époque. Cette hybridation entre espèces, qui pourrait être le moteur de l’évolution de la lignée humaine, ne correspond plus au schéma classique de l’arbre, car, évidemment, les branches ne se rejoignent jamais dans un arbre. Cette explication hypothétique pourrait également convenir dans les cas de parenté entre l’Homme de Neandertal et Homo sapiens. Cette conception pose toutefois un problème : aujourd’hui il n’y a sur Terre qu’une seule espèce, la nôtre, donc l’hybridation est devenue impossible. Homo sapiens marquerait-il la fin du processus évolutif de la lignée humaine ?
Si l’origine africaine de la lignée humaine est aujourd’hui admise, en revanche, on peut s’interroger sur la présence de l’homme moderne sur tout le globe. Comment expliquer cette conquête planétaire ? Ni avion ni TGV à cette époque héroïque. Peut-être faut-il commencer par situer Homo ergaster, dont on a trouvé des restes fossiles hors d’Afrique datant de un million six cent mille ans, ainsi d’ailleurs qu’Homo erectus, présent au Proche-Orient, en Asie et en Europe. Donc, la colonisation des terres lointaines par des représentants du genre Homo est très ancienne. Cependant, des études génétiques des populations humaines actuelles, semblent plaider en faveur d’une origine unique de l’espèce Homo sapiens à partir d’une même population ancestrale d’Afrique ou du Moyen-Orient. Des migrations par étapes, à raison de quelques dizaines de kilomètres par génération, ont permis à ces populations de gagner toute l’Afrique, l’Asie et l’Europe, où elles ont cohabité avec des hommes plus archaïques de la lignée des erectus, il y a quarante mille ans à peu près. Peut-être que la disparition de ces espèces est due à la supériorité des capacités cérébrales d’Homo sapiens…

Comme chez toutes les espèces la sélection naturelle a conservé chez l’homme les caractères lui permettant de survivre et d’assurer la pérennité de son espèce dans un environnement donné. Dans cette vision l’adaptation est purement biologique ; elle est exactement du même ordre que celle des autres espèces animales. Or, l’homme, précisément, n’est pas un animal comme les autres, il intervient sur son environnement et le modifie et ces transformations contribuent, en retour, à le faire évoluer, comme dans une sorte de cycle vertueux. Les changements de l’environnement provoqués par la culture au sens large pourraient être considérés comme le facteur essentiel de l’évolution humaine ; l’évolution culturelle remplacerait ainsi la sélection naturelle. « Pour traverser les océans, les hommes ne se sont pas adaptés biologiquement, ils ont construit des bateaux ». On pourrait multiplier ainsi les exemples d’évolution culturelle et constater le décalage de plus en plus grand avec l’évolution biologique : l’espèce Homo sapiens n’a pas changé depuis trente mille ans alors que les prouesses technologiques de l’humanité s’accélèrent d’une manière exponentielle très spectaculaire. Malheureusement, cette humanité ne semble pas prête à faire face avec sagesse à ce découplage entre évolution biologique et évolution technologique. L’avenir de l’espèce est, pour le moins, incertain.
Tiré du livre "Comprendre l'évolution... Du big bang à l'homme". Voir colonne de droite.


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