dimanche 28 février 2010

LA SOCIOBIOLOGIE ET LES LOIS DU MARCHE

Sociobiologie : théorie formulée par Edward O. Wilson qui stipule que les comportements des individus n’ont pas d’autre but que d’assurer la diffusion la plus efficace possible de leurs gènes. L’influence de l’environnement dans ces comportements serait négligeable. Valable pour expliquer les comportements sociaux des insectes, elle n’a aucun intérêt en ce qui concerne l’espèce humaine.

La conception naturelle que l’on a de la vie repose sur la prééminence des êtres vivants. En affirmant cela, on a la désagréable impression de proférer une idiotie, d’enfoncer une porte ouverte ou, au mieux, de raisonner un peu à la manière des surréalistes.
Dans l’espèce humaine, ce qui compte, ce sont les populations bien sûr, mais surtout les individus. Lorsque l’on exprime cela, on ne prône pas, évidemment, la supériorité d’une société individualiste au détriment d’une conception plus solidaire et collective de l’humanité. Il s’agit plus simplement de faire référence à la conscience humaine avant l’organisation en société.
Les gènes, contrôlent les phénotypes des individus, y compris les phénotypes comportementaux, mais ils ne sont pas seuls à effectuer ce contrôle, ou du moins ils l’exercent sous influence. L’environnement au sens large – éducation, famille, société, histoire et géographie – influence aussi et très largement les phénotypes humains et en particulier les comportements.
Ceux qui postulent pour le « tout ADN » ont tort. La plupart des scientifiques adhèrent aujourd’hui à cette vision dualiste des choses. L’inné et l’acquis, débat récurrent de la biologie, sont les deux fondements indissociables des comportements humains.

La plupart des scientifiques, certes, mais pas tous. La prépondérance de l’individu est, en effet, contestée par une école de pensée qui a eu son heure de gloire en 1975 à la suite des travaux de Edward O. Wilson de l’université d’Harvard et qui conserve aujourd’hui des adeptes dans certains milieux scientifiques. Il s’agit de la sociobiologie.
Sur quoi repose cette théorie ? Quels en sont les fondements ?
Wilson pose le principe que les différents comportements d’un individu obéissent à une loi fondamentale qui est de diffuser ses propres gènes d’une façon aussi large que possible. Ainsi, par exemple, le comportement agressif qui conduit à éliminer tout rival sexuel ou encore l’altruisme qui s’applique aux membres d’une même famille portant certains gènes identiques, ne poursuivent pas d’autre but que celui de favoriser la propagation de ses gènes. En d’autres termes, un individu – animal, végétal ou même microbe – n’a strictement aucune valeur en tant que tel et n’a même pas pour fonction première, d’engendrer d’autres organismes pour assurer la pérennité de son espèce. Son seul but est de permettre la reproduction et la propagation de ses propres gènes. Un être vivant n’est donc que le véhicule de ses gènes, inventé par la nature pour « préserver et répandre ces gènes avec le moins de perturbations biochimiques possibles ».
Pour le sociobiologiste anglais Richard Dawkins, nous ne serions que des « machines à survie, des véhicules-robots aveuglément programmés pour préserver les molécules égoïstes connues sous le nom de gène ». La sélection naturelle, chère à Darwin, est, pour Wilson et ceux qui partagent ses idées, la sélection naturelle des gènes.
En fait, c’est plus sur la théorie synthétique de l’évolution que sur le darwinisme proprement dit que s’appuient Wilson et Dawkins. Cette conception évolutionniste fait appel aux mutations totalement aléatoires des gènes comme moteur des transformations des individus, sélectionnés secondairement par les facteurs de l’environnement. Pour ces évolutionnistes, cette sélection se réduit à une élimination des gènes les moins favorables à l’espèce et à la propagation des gènes les « plus aptes » à se répandre.
Le fameux problème de la justification de l’altruisme, qui avait ébranlé la conscience de Darwin, est expliqué avec une certaine cohérence, un peu glaciale, par les sociobiologistes. Pour eux, il n’y a pas de doute, l’altruisme est déterminé génétiquement et ne serait, en réalité, que la manifestation de « l’égoïsme des gènes ». «Donner sa vie pour sauver deux frères ou sœurs et huit cousins germains » n’a rien de désintéressé ; cela permet simplement de sauvegarder le patrimoine génétique du « sauveur », car il y a, en moyenne, autant de ses propres gènes chez lui que chez deux de ses frères ou sœurs et huit de ses cousins germains. C’est un simple calcul de probabilité. L’altruisme ne serait qu’une question de rentabilité génétique ; cela fait froid dans le dos.
Ce qui a ébranlé la perspicacité des scientifiques c’est que cette sociobiologie s’applique à la perfection pour expliquer les comportements des animaux et notamment des insectes sociaux tels que les abeilles par exemple. Chez ces insectes, les comportements sont en effet très largement, pour ne pas dire entièrement, conditionnés par les gènes. Par exemple l’entraide entre les membres d’une même lignée est un caractère phénotypique qui a été favorisé par la sélection naturelle et qui a pour résultat une meilleure propagation des gènes de cette lignée. C’est pour cela que les ouvrières s’occupent avec dévouement des œufs de la reine et n’ont aucun intérêt « génétique » à s’accoupler avec des mâles. Elles ont plus de gènes en commun entre elles qu’elles n’en auraient avec leurs descendants. Mais ce qui en résulte finalement, ce qui est visible objectivement, c’est bel et bien un fonctionnement harmonieux de la ruche. Où est la vérité ? Est-elle dans les gènes ou dans la ruche ?
Néanmoins, il faut bien le reconnaître, l’interprétation sociobiologique du comportement des abeilles n’a rien de choquant. Cependant, ce qui est vrai pour les abeilles l’est déjà beaucoup moins lorsqu’on étudie les comportements des animaux supérieurs et ne l’est carrément plus du tout dans le cas des comportements humains.
Il y a donc de quoi être perplexe face à cette théorie car elle repose bien sur une base solidement argumentée. C’est seulement sa généralisation, abusive, qui pose problème. Ce qui est vrai chez les insectes sociaux ne l’est absolument pas chez les humains et il y aurait donc un grave danger à vouloir appliquer ces principes aux sociétés humaines. On imagine sans peine qu’il n’y a pas loin de la sociobiologie humaine à l’eugénisme.
L’ADN a fait perdre la tête à bien des savants. Fort heureusement, toutes ces théories sulfureuses n’ont pas réussi à s’imposer. Elles n’ont pas encore trouvé les champs d’application sociopolitiques qui pourraient faire du « tout-ADN » une tyrannie moderne cautionnée par l’aura de la science.
Pourtant, les tentatives pour y parvenir ne manquent pas. Il est curieux de constater que, de plus en plus fréquemment, on tend à substituer la revendication de l’autonomie dans nos sociétés à celle de liberté. Pourtant, ces deux notions ne sont pas équivalentes, elles n’ont pas le même sens. L’autonomie, qui désigne une non-dépendance vis-à-vis d’autrui, n’implique pas que l’individu autonome soit libre. Alors s’agit-il d’un abus de langage, d’une simple approximation sémantique ou plutôt d’un choix délibéré destiné à transmettre un message subliminal ? Ce mot fait partie du dictionnaire de la « novlangue » que dénoncent certains. Il participe de la dictature de la pensée unique.
Or, la sociobiologie, déterministe à souhait, rejoint, d’une manière peut-être fortuite mais bien réelle, la pensée libérale.
La liberté pour les financiers, la liberté pour les plus forts, l’autonomie pour les institutions publiques à la seule fin qu’elles échappent au pouvoir régulateur de l’état. Le libéralisme économique serait l’inévitable et ultime aboutissement de mécanismes génétiques implacables, conduisant à l’avènement d’Homo economicus.
Le philosophe et économiste écossais Adam Smith, au 18e siècle, dans son ouvrage La richesse des nations, affirmait déjà que les lois du marché associées au caractère égoïste des agents économiques conduisent à un résultat inattendu : l’harmonie sociale. Comme les abeilles, dont les comportements individuels « égoïstes » sont peu efficaces pour assurer leur survie alors que la division du travail dans la ruche permet cette vie harmonieuse, la « main invisible » du marché coordonne les actions des individus et les rend complémentaires.
Avant ce précurseur du libéralisme économique, le philosophe et médecin hollandais Bernard de Mandeville avait déjà suggéré, en 1705, que l’économie pouvait être réglée par des mécanismes amoraux : « les vices privés », c’est-à-dire la consommation de richesses, se révèlent être des « vertus collectives », susceptibles de stimuler l’activité économique et donc le bien-être du plus grand nombre. La main invisible d’Adam Smith serait-elle guidée par les gènes ? Les sociobiologistes ne sont pas loin de le penser.

Extrait de "L'ADN en question(s)" Editions L'Harmattan.

1 commentaire:

O. K a dit…

La tentation de justifier les lois du marché et sa soi-disant auto-régulation, par la science et en particulier par la biologie, est un sujet intéressant.
Dans le même ordre d'idée, on justifie aussi les cultures OGM par la nécessité biologique de nourrir les milliards d'habitants de la planète, les nanotechnologies comme une amélioration de la santé publique, etc, etc...