jeudi 3 mai 2012

UN EXTRAIT DU LIVRE "LE LABORATOIRE DU DIABLE"

   Lucien Mignard appela Aubin pour lui dire de se rendre immédiatement en salle de visioconférence. Les deux chercheurs qu’il avait contactés étaient prêts.
    Les deux lieutenants, le commissaire Dumoulin, le juge Valentini qui avait été prévenu au dernier moment, et Mignard lui-même, s’installèrent autour de la table. Le procureur Versini n’avait pu se libérer à temps. Sur le grand écran, face à eux, on pouvait voir des images en provenance du Département de Génie génétique et Biologie moléculaire de l’université de Provence, à la faculté des sciences de Marseille Saint-Charles. Lucien Mignard présenta madame Mathilde Sandretti, professeur. Puis il fit de même pour monsieur Paul David, professeur à l’université Paris 7 Diderot, département de Biologie Médecine et Santé, laboratoire de Génétique humaine. La conférence dura à peu près une heure. Les deux universitaires, dans un langage clair et précis, en utilisant des mots simples, confirmèrent dans un premier temps, les interprétations de Lucien Mignard. Ils répondirent ensuite à toutes les questions que se posaient les policiers sur le procédé de fécondation artificielle mis au point par le docteur Chaix. Ils insistèrent sur le fait que l’ICSI, l’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes, était une méthode connue et pratiquée depuis de nombreuses années, et que l’innovation du docteur Chaix consistait seulement en la mise au point d’une technique de sélection des spermatozoïdes par chimiotactisme, c’est-à-dire, par création d’une sorte de « champ » chimique qui agissait sur les membranes cytoplasmiques des cellules et qui séparait ainsi certains gamètes parmi la multitude des autres contenus dans un échantillon donné.
    En réponse à une question de Vincent Aubert, qui s’inquiétait de la part sans cesse grandissante de la recherche appliquée par rapport à la recherche fondamentale, les deux savants approuvèrent cette remarque et déplorèrent les orientations dévastatrices des gouvernants en la matière. Depuis une vingtaine d’années, dans la plupart des universités, les budgets consacrés aux programmes de recherche fondamentale étaient réduits à peau de chagrin. Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’on en arrive à des excès, des dérives, dangereux pour l’avenir de l’humanité. Il fallait bien satisfaire les besoins des industries. Le professeur Mathilde Sandretti insista sur la neutralité de la science. L’utilisation qui en est faite par l’homme devrait être contrôlée démocratiquement. Elle prit l’exemple des OGM : « la science nous dit comment fabriquer des OGM, elle nous explique que l’on peut transférer des gènes d’une espèce à une autre, mais elle ne nous dit pas si c’est bien ou si c’est mal pour l’humanité, de produire des OGM. Pour l’ICSI, c’est exactement la même chose. La science nous explique comment on peut introduire le noyau d’un spermatozoïde dans le cytoplasme d’un ovocyte, elle ne nous dit pas que l’on peut ainsi créer une nouvelle population humaine en remplaçant certains gènes de ce noyau par d’autres gènes sélectionnés ou synthétisés par génie génétique. Le risque d’eugénisme, que ce soit par des méthodes de sélection plus ou moins naturelles, ou par des transferts de gènes, est lié à la folie des hommes, du moins de certains d’entre eux. »
    En réponse à une autre question, de Lucien Mignard cette fois, le professeur Paul David confirma que les séquences d’ADN insérées dans le chromosome Y des noyaux des spermatozoïdes transférés dans les ovocytes étaient bien des séquences inconnues. Il s’agissait très probablement de séquences de synthèses destinées soit à modifier l’expression d’un gène naturel de ce chromosome, soit à constituer un nouveau gène. Dans ces deux hypothèses, il pouvait apparaître nécessaire de vérifier le devenir de ces séquences et de tester l’expression du ou des gènes ainsi implantés ou modifiés. C’était vraisemblablement le mobile du crime, la cause de l’enlèvement des six garçonnets. Cette méthode – formulation d’une hypothèse, expérimentation visant à vérifier cette hypothèse, interprétation des résultats et validation ou non de ces résultats, conclusion – étant la démarche normale de tout protocole scientifique.
    Aubin demanda si les séquences en question ne pourraient pas provenir d’un ADN appartenant à un animal, à un végétal, ou même à un microbe, auquel cas on aurait très précisément affaire à des enfants OGM. Les deux scientifiques n’exclurent pas cette éventualité, mais penchèrent plutôt pour un ADN artificiel, ce qui revenait également à créer des OGM.
    À l’issue de cette visioconférence, chacun avait le sentiment d’avoir compris les enjeux de cette affaire. Aubert et Mignard, particulièrement intéressés par le discours de ces deux savants, avaient pris des notes et discutèrent longuement, confrontant les enseignements qu’ils avaient tirés l’un et l’autre de cette conférence. Aubin et le juge Valentini écoutèrent attentivement.
    En sortant de la salle, les deux flics savaient désormais ce qu’ils avaient à faire, même si, en pratique, ils avaient conscience de la difficulté de la tâche qui les attendait. Ils se doutaient bien qu’ils allaient avoir affaire à forte partie.
    – Tu avais vu juste, dit simplement Aubert en tendant la main à son collègue, dans un geste d’amitié.

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